Dans son rapport remis le 5 mars, tout juste un mois après l'annonce par le président de la République de la suppression de la taxe professionnelle, le comité Balladur estime qu'une taxation de la valeur ajoutée - principale piste de réforme proposée par le rapport Fouquet en 2004 - constitue "la plus opportune des options". Des membres du gouvernement ont aussi évoqué récemment cette solution. Pour Philippe Nikonoff, directeur d'une société bordelaise spécialisée dans l'analyse et la prospective fiscale territoriale (A6CMO), si cette piste devait effectivement être privilégiée, un certain nombre de garde-fous devront accompagner la mise en oeuvre de la nouvelle assiette afin de garantir aux collectivités des ressources stables.
Localtis - La création d'un impôt économique reposant sur la valeur ajoutée des entreprises vous paraît-elle une bonne idée ?
Philippe Nikonoff - La valeur ajoutée est une option intéressante, elle répondra notamment aux besoins des entreprises industrielles soumises à la compétitivité internationale. En revanche, en l'état actuel des informations, l'approche apparaît trop globale pour deux raisons. D'une part, les enjeux fiscaux sont très différents selon les secteurs d'activité et les tailles d'entreprises. De fait, certains territoires concentrent les activités à forte valeur ajoutée - tertiaire notamment, et certaines branches industrielles - alors que d'autres disposent plutôt d'activités à faible valeur ajoutée : commerce de grande surface, BTP, transport/logistique, certaines branches industrielles... Si la proposition reste globale, elle aura des effets appauvrissants pour certains territoires, enrichissants pour d'autres et c'est son principal point faible. On sait en effet que les enjeux et les marges d'action ne sont pas les mêmes entre l'industrie qui est sur-imposée à la taxe professionnelle et le tertiaire - tout particulièrement les banques - qui, lui, est sous-imposé. Si on ne prend pas en compte cette différence de rendement fiscal potentiel selon les secteurs, on aura très vite les mêmes problèmes qu'avec l'actuelle taxe professionnelle. Certains se plaindront de trop payer à plus ou moins juste titre, d'autres seront plus discrets.
Par ailleurs, l'élément fondamental qui structure la valeur ajoutée n'est autre que la masse salariale puisqu'elle représente plus de 60% de cette valeur ajoutée. Dans l'absolu c'est une bonne chose, on prendrait en compte l'effort des collectivités locales pour attirer des emplois - lequel est au coeur de leurs actions de développement économique, urbain, social. Mais là aussi, les choses sont complexes car les territoires concentrant le tertiaire "haut de gamme" ont des salaires moyens double ou triple des territoires concentrant les activités de BTP, les grandes surfaces, la logistique ou le commerce. Il faudrait corriger la valeur ajoutée par l'effectif local par exemple, information aisément accessible. Sans ces correctifs, on aura exactement les mêmes effets qu'avec l'actuelle TP : une concentration sectorielle, donc une concentration spatiale. Il faut absolument prendre en compte la spécialisation sectorielle des territoires dès lors que l'on raisonne sur un indicateur qui reflète un potentiel économique. La réforme va-t-elle prendre en compte cet élément ?
Les difficultés d'une réforme de la taxe professionnelle paraissent nombreuses...
Oui, mais pas insurmontables. Si le diable est dans les détails, on peut quand même manger à sa table si on possède une grande cuillère. Je vois principalement deux problèmes. Le premier est lié à la comptabilité générale des entreprises. Celle-ci calcule une valeur ajoutée globale, il n'existe pas de valeur ajoutée d'établissement. En effet, cette notion n'a rien à voir avec un stock d'outils, de terrains ou des emplois qui, eux, sont des données relativement faciles à identifier. Cela pose une réelle difficulté de calcul dans le cas des entreprises qui possèdent plusieurs établissements. Ces entreprises, notamment les plus grandes, peuvent en profiter pour systématiser les "optimisations". Le Conseil national de l'information statistique a ainsi mis en évidence la capacité des grands groupes multi-établissements à répartir leur valeur ajoutée au mieux de leurs intérêts. Par conséquent, la réforme doit encadrer avec rigueur la définition de la valeur ajoutée, son suivi, sa répartition entre les établissements d'un même groupe, son taux (le rapport valeur ajoutée/chiffre d'affaires) et la rentabilité, très variable selon les branches d'activité.
Second problème, l'intérim et la sous-traitance sont considérés en comptabilité d'entreprise comme une consommation, un achat. Les intérimaires ne créent pas de valeur ajoutée dans l'entreprise où ils travaillent mais dans celle qui les rémunère : une entreprise recourant fortement à l'intérim réduira sa valeur ajoutée et, par conséquent, sa base imposable. Il y aura perte de ressources pour le territoire fiscal si l'entreprise d'intérim n'est pas localisée sur son territoire. Il en est de même pour la sous-traitance. Les grandes entreprises ont tendance à "externaliser" des activités ne relevant pas de leur coeur de métier : transport, entretien, sécurité, maintenance, standard, etc. Si le sous-traitant n'est pas localisé dans le territoire fiscal, celui-ci perdra des ressources, puisque la richesse générée localement ne sera pas prise en compte localement.
Dans le rapport qu'elle a remis fin 2004, la commission Fouquet estimait qu'une taxe assise sur la valeur ajoutée constituerait une ressource de qualité pour les collectivités. Partagez-vous malgré tout ce point de vue ?
Oui, à condition que la réforme soit assortie de réelles garanties pour les collectivités. La valeur ajoutée pourrait en effet constituer une assiette beaucoup plus instable que ne l'est l'assiette de la taxe professionnelle. Actuellement par exemple, beaucoup d'entreprises baissent leurs prix de vente pour écouler leurs stocks et génèrent peu de valeur ajoutée. Donc si on ne pose pas un certain nombre de garde-fous, la ressource des collectivités peut être fragilisée. La solution pourrait consister à fixer un taux sur la valeur ajoutée relativement faible et à établir des répartitions de cette valeur en fonction du nombre de salariés pour éviter l'effet polarisant des écarts de salaires moyens, très marqués selon les territoires. En revanche, on augmenterait fortement les valeurs locatives cadastrales, de façon à ce que la valeur du sol utilisée par les entreprises garantisse une part importante de la ressource. Et pour adapter les valeurs locatives, il faut rendre plus actives les commissions communales et intercommunales des impôts directs. Pour accompagner ces choix, il faudrait fixer des limites aux possibilités d'optimisation des entreprises et mieux prendre en compte les différences de rentabilité entre les secteurs économiques.
Propos recueillis par Thomas Beurey
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